31 oct. 2014

Samedi 31 octobre 1914

Louis Pergaud écrit à son épouse :

   "Nous sommes plus tranquilles que je ne pensais et j'en profite pour t'écrire plus longuement.
   D'abord notre première nouvelle nuit dans la tranchée 1 devant les Boches à 500 ou 600 mètres, n'a pas été froide, et j'en étais bien content ; au reste, l'eût-elle été que nous ne l'aurions pas senti, car, toute la nuit, nous sommes restés debout, tantôt creusant des boyaux d'approche pour faire, plus près de l'ennemi, de nouvelles tranchées, tantôt améliorant les abris, les terriers des anciennes où l'on peut dormir, tantôt tiraillant, car, à deux ou trois reprises, dans l'obscurité, il y a eu alerte, à tort ou à raison, et l'on a tiraillé ferme et les Boches ont répondu.
   Ca crépitait. Les Boches lançaient en l'air des fusées éclairantes qui illuminaient tout le terrain compris entre les tranchées. Dans la nuit, les silhouettes d'arbres avaient l'air de marcher et deux sections ayant moins de sang-froid que la mienne, sans compter les mitrailleurs, ont recommencé un feu, alors que moi, j'interdisais à mes hommes de tirer pour rien. Je crois qu'en effet il n'y avait rien, sauf, peut être, au début, une patrouille allemande qui venait pour nous embêter quand nos hommes tendaient en avant les réseaux de fil de fer.
   On ne travaille que la nuit, car, de jour, sauf de temps à autre par des créneaux, personne ne se montre, quelques balles partent de côté et d'autre dès qu'un poilu allemand ou français apparaît au-dessus de la ligne grise des tranchées.
   De jour, cachés par le parapet, les hommes aménagent leurs trous, creusent des terriers comme des renards, mangent et roupillent.
   Deux de mes hommes m'en ont arrangé un où j'ai dormi de dix heures à deux heures de l'après-midi roulé dans ma couverture et ma toile cirée, ma foi pas trop mal ...
   ... C'est effrayant ce que l'on bouffe dans les tranchées ; le grand air, les travaux de terrassement (car je mets de temps à autre, comme les hommes, la main à la pâte) vous aiguisent terriblement l'appétit. Hier, j'ai mangé une demi-livre de chocolat, une énorme portion de viande, du pâté, ma demi-boule sans compter deux tartines de beurre (voui, madame) que le soldat Gauthier, un gars normand rouquin et plaisant en diable, vrai troupier français, démerdard, ayant toujours le mot pour rire, m'a offertes. En échange, je lui ai donné du chocolat. Et voilà !
   Ce matin, moi qui ne mange rien d'ordinaire, j'ai absorbé deux quarts de jus et deux quarts de cacao, ces derniers obligeamment offerts par un camarade parisien, le sergent Guillonneau, le tout avec de respectables morceaux de "bricheton" 2.

1 - Tranchée de Riaville

2 - Bricheton : Mot de caserne tiré des patois : c'est le diminutif du normand : brichet = pain d'une livre ou deux fait pour les bergers.