12 oct. 2014

Lundi 12 octobre 1914

Louis Pergaud après une semaine difficile, qu'il a décrite dans son Carnet de Guerre (voir nos derniers textes), écrit une longue lettre à Delphine, sa jeune épouse :

   " Enfin, j'arrive à décrocher un petit instant, pour t'écrire, et te raconter un peu plus en détail ma randonnée de la semaine dernière.
   Dès mon arrivée à la 2ème compagnie, j'ai vécu une nuit de Robinson en plein bois. C'était agréable et plein de pittoresque ; le lendemain soir, j'entrais réellement en campagne, et j'allais avec ma compagnie occuper le petit village de Bonzée-en Woëvre à quelques kilomètres des avant-postes prussiens. Tandis que les camarades restaient au village, en grand'garde, moi je venais m'installer à un kilomètre en avant avec douze hommes, comme chef de petit poste, où j'ai veillé toute la nuit, pour ne pas être surpris par une attaque ennemie. Le soir, nous remontions à dix heures à la tranchée de Calonne, mais au lieu de dormir; nous allumions des feux pour  faire cuire le repas du lendemain, car à quatre heures du matin, nous repartions en avant dans la direction d'Haudiomont, attaquer la ligne allemande. Ce jour-là, c'était le 6 octobre, nous étions en soutien d'artillerie, et, si nous avons vu nos 75 envoyer de nombreux obus aux Boches, nous n'en avons pas reçu. Mais le lendemain, nous nous sommes portés en avant, et nous sommes venus occuper, au nord-est de Fresnes-en Woëvre, une tranchée à 1 500 mètres des batteries allemandes, qui canonnaient tous les villages environnants. Déjà à Bonzée, j'avais entendu le sifflements de leurs obus, canonnant les batteries de la tranchée de Calonne, mais ils passaient bien au dessus de nous. Ce jour-là, nous avons été visés, et plusieurs gros percutants sont venus éclater à quelques mètres en avant et en arrière de nous ; un éclat m'a même rempli de terre le cou et j'en ai retrouvé à dix centimètres en avant de la tranchée un petit morceau que je te conserve comme souvenir.
   Le soir, nous nous sommes reportés plus en avant, dans une prairie humide à l'est de Fresnes-en-Woëvre, pour attaquer la cote 233 (1). Les Allemands ont exécuté à la nuit une violente contre-attaque que nous avons repoussée, et j'ai entendu pour la première fois le bourdonnement de mouche des balles. Ca n'a pas du tout l'air méchant, et je mentirais en te disant que ça m'a provoqué une émotion autre que celle de la curiosité. De même, le bruit de castagnettes de la fusillade est quelque chose qui ne vous fait absolument rien.
   Pour en revenir au point où j'en étais, nous avons passé la nuit dans des prairies humides, après avoir mangé quelques vivres de réserve, car les routes étant canonnées, la distribution de la veille n'avait pas pu se faire, et les hommes qui n'avaient rien s'étaient mis la ceinture.
   Malgré la couverture, après avoir dormi harassé de dix heures à minuit, je me suis réveillé glacé et, avec mon lieutenant et quatre hommes que j'avais également réveillés, nous avons commencé à creuser une tranchée. J'ai bu, pour me soutenir, un peu d'alcool que j'avais gardé des distributions précédentes, et, tout en nous aplatissant de temps à autre, pour ne pas être distingués par les feux des projecteurs allemands qui fouillaient la plaine, nous avons atteint le jour, un jour splendide d'octobre, le 8, avec un soleil magnifique, et un ciel d'une adorable pureté. Nous nous sommes reportés en avant, ma section, la 4e, au coin d'un petit bois. Sitôt arrivés, nous commençons à creuser une tranchée, mais nous sommes repérés par les batteries allemandes, et bientôt leurs obus éclatent de tous côtés dans la plaine. Nous tenons bon, et, d'ailleurs leurs projectiles font peu de victimes. Mais, vers midi, les salauds, après avoir exécuté sur notre flanc droit une marche dans un ruisseau, s'emparent du village de Champlon et veulent nous déborder. Leur artillerie redouble. C'est un feu extraordinaire, un feu d'enfer. Peut être plus de 50 obus sont tombés en un quart d'heure, rien que sur ma section. La position est intenable, et nous nous replions à deux cents mètres en arrière, derrière une crête, toujours sous le feu de l'artillerie. Nous avons eu un tué, trois chefs de section (deux officiers dont mon lieutenant) blessés, et en tout cinquante trois hommes blessés. Pour moi, il est tombé à cinq mètres de chaque côté, en avant, en arrière, à droite et à gauche, quatre percutants qui ont fait des trous énormes, m'ont aspergé de terre. Des obus fusants éclataient dans les tranchées sur ma tête. C'était tellement extraordinaire de voir tomber tant de fer et de fonte sans être atteint que j'en rigolais de bon coeur, sans penser un instant qu'un morceau de biscaïen (2) pouvait m'atteindre. D'ailleurs, j'ai eu tout de suite autre chose à faire, et mon lieutenant étant blessé au bras et à la cuisse, j'ai dû prendre le commandement de la section et la mener à l'abri.
   Là, plus d'obus, mais des balles. Si je n'en ai pas entendu dix tomber à un mètre de moi, je n'en ai pas entendu une. Et pas une égratignure, un simple trou à ma capote ; pourtant j'étais, soit à genoux, soit debout, pour voir en avant alors que les hommes étaient couchés? Ah ! si j'avais dû tomber, je serais déjà mort vingt fois. Ayons confiance ! je crois que les dieux sont avec nous.
   Le lendemain, nous avons réoccupé les positions et repoussé de nouveau l'ennemi. Mais tant de nuits passées dehors, mangeant à la diable, ont harassé les hommes, et des cas de tyhoïde ayant été constatés, on nous a évacués aussitôt (sur 250 hommes d'effectif, la compagnie n'en compte plus que 130, le reste blessé et malade).
   Nous voici à l'heure actuelle aux abords de Chevert, au camp de Thillot pour un temps indéterminé. Ne te frappe pas ; c'est une cure d'air que nous faisons, et la vie sous la tente est délicieuse, d'autant que je ne pense pas que nous ayons le moins du monde à redouter une épidémie. Si on nous apporte (et je l'espère) nos colis, nous serons les gens les plus heureux du monde. Mais j'éprouve quelque dépit à être ramené en arrière, alors que nos camarades combattent en avant.
   Mes fonctions de chef de section m'ont pris, ces deux derniers jours, beaucoup de temps ; mais dès que notre installation sera faite, nous pourrons nous reposer à loisir, et j'aurai tout le temps de t'écrire de bonnes et longues lettres.
   Je ne sais pas encore si je passerai sous-lieutenant. En suivant le peloton spécial, en passant mon brevet de chef de section, j'estime avoir fait tout mon devoir. Je n'ai que l'ambition de me rendre utile le plus possible, et pas autre chose. Je crois que, jusqu'à présent, j'ai fait preuve de toute la bonne volonté, de tout le courage et de tout le sang-froid que l'on peut demander à un chef : à mes chefs d'apprécier s'ils le veulent.
   Au nombre des misères de la vie du soldat en guerre, je dois encore te mentionner la vermine. Dieu merci, je n'en ai pas. Mais par la saleté d'un cochon de la 13e escouade, quelques hommes se sont trouvé des poux. Ah ! si tu les avais entendus gueuler contre le saligaud qui leur valaient cette compagnie. Ils ne parlaient que de le passer à l'étrille et de l'envoyer "ad patres". Heureusement, ils sont plus gueulards que méchants, et se sont contentés de mettre à l'écart un peu rudement ce pourvoyeur intempestif.
   ... Mon capitaine désire lire mes ouvrages, je les ai demandés à Valette (3), et les enverrai également au brave lieutenant Boizeau, qui m'a donné sur le champ de bataille, le jour de mon baptême, le plus magnifique exemple de sang-froid et de calme que l'on puisse imaginer.
   


1 - cote 233 voir 7 octobre 1914

2 - biscaïen : balle de fonte ou de fer de la taille d'un oeuf

3 - Alfred Valette - écrivain fondateur du Mercure de France