1 oct. 2014

Jeudi 1er octobre 1914

Louis Pergaud écrit à Edmond Rocher, peintre, poète et romancier :

   "Je t'ai écrit hier et aujourd'hui encore, je t'envoie un mot : c'est qu'il y a pour moi du nouveau, je pars avec six camarades sur la ligne de feu.
   Naturellement, je n'ai pas annoncé la chose de cette façon à Delphine : elle se ferait une bile inutile d'autant que le Destin est le Destin et que ce qui est écrit est écrit : je lui ai dit que je partais remplacer des camarades fatigués, à la construction et à l'entretien des tranchées qui sont en avant de nos forts. L'entretien, tu t'en doutes, c'est de les défendre et même d'en sortir pour attaquer.
   Du coup, je vais changer de compagnie, et je te ferai connaître ma nouvelle adresse, néanmoins ce que tu m'enverras à la 29e me parviendra quand même, mais avec un retard d'un ou deux jours, ce qui est insignifiant étant donné le retard général.
   Je ne sais pas si nous aurons à marcher beaucoup car nous faisons partie de la défense mobile de la place, et nous ne pouvons qu'évoluer aux environs : toutefois nous aurons à déloger les Allemands d'une position qu'ils occupent, position très fortifiée, où ce sera sans doute assez dur.
   Enfin, nous en viendrons à bout. Si ces sacrés Russes avançaient seulement un peu plus vite.
   Ah ! mon vieux, quand nous retrouverons-nous tous dans mon bureau, ou dans le tien, en train de fumer des pipes et de bavarder tranquillement.
   J'aurai probablement quelques petits récits à vous faire et des plus savoureux ou des plus terribles.
   Tout de même ces cochons d'Allemands !
   Mon frère vient de m'écrire : il est à Belfort et se prote bien, mais Maurice Chardet, le fils de ma marraine de Baume, que tu connais, a été tué le 23 août devant Montreux-Jeune, en Alsace.
   Je me représente le désespoir de ses parents qui se miraient dans ce garçon si aimable; si gentil qu'on en aurait fait un plus méchant en bois.
   Et ce n'est pas tout sans doute ! Ah ! malheur à ceux que je verrai devant mon fusil !
   Je tâcherai de temps à autre de t'envoyer un mot, mais ne te leurre pas trop, car il me sera sans doute difficile de prendre la plume ou le crayon dans la tranchée, mais à chaque fois que je le pourrai, j'enverrai un mot à Delphine.
   De ton côté, tâche de me donner des nouvelles de temps à autre, car j'imagine que les joies que nous aurons là-bas seront encore plus réduites que celles que nous avons ici."