26 févr. 2015

Vendredi 26 février 1915

Louis Pergaud écrit à son épouse:

   "Hier, en rentrant de V., j'ai trouvé ta délicieuse lettre qui m'attendait comme un accueil d'amour, et je m'y suis baigné l'esprit et le coeur délicieusement, voluptueusement.
   J'étais parti le matin, à 5 heures, après avoir très peu dormi.
Je suis allé prendre la voiture du vaguemestre de la division, mais il faisait si mauvais, si froid, que nous avons presque fait toute le route à pied. Il avait neigé dans la nuit, les chemins glissaient et le vent nous fouettait la face en nous envoyant sur les joues une fine poussière blanche qui nous glaçait.
   J'ai pu me faite photographier et d'ici une dizaine de jours je pourrai vous envoyer un portrait de moi. J'ai insisté auprès du photographe pour qu'il le retouche le moins possible, mais il n'a pas l'air intelligent et je crains bien que je n'obtienne de lui qu'une g... banale comme celle de tous les troupiers bien rasés, bien bichonnés, au poil bien lustré.
   Pourtant j'ai pris ma pose coutumière, les mains dans les poches, et j'ai gardé mon képi contre toutes les règles de la photographie auxquelles il était soumis. Sans doute aurait-il préféré me voir appuyé au dossier d'un fauteuil, dans la pose avantageuse et conquérante chère à tous nos poilus. Il était très épaté !
   Par la même occasion, j'ai pu rapporter ma nouvelle tenue "bleu ciel" qui me va très bien et dans laquelle je me sens joliment à mon aise.
   L'après-midi, j'ai eu la veine de tomber sur un camarade, adjudant-mitrailleur, qui revenait avec une voiture et j'en ai profité.
   Il faisait un temps superbe ; le soleil s'était levé, la neige avait fondu, les forêts s'enluminaient des derniers cuivres du couchant. C'était tout à fait très beau. Nous avons fait en route quelques petites stations, car il connaissait presque tout le monde et, bien que l'alcool soit interdit aux troupes, nous avons dû laper plus d'un petit verre.
   Je me trouvais en rentrant légèrement ému. Pour comble de bonheur, les camarades de la popote avaient dégoté une bouteille de champagne qu'on a sablé immédiatement ; ensuite sont venues diverses drogues fermentées qui m'ont mis dans un état tout à fait propice au bienfaisant sommeil."