21 févr. 2015

Dimanche soir 21 février 1915

Louis Pergaud écrit à son épouse :


   "J'ai déjà bien cherché à me faire photographier, mais ce n'est pas commode, ici, où il est interdit d'avoir un appareil. Je crois cependant que j'y arriverai, soit au cours d'un voyage à Verdun, soit que je dégote un propriétaire d'appareil photographique. Inutile de te dire que mon premier soin sera de t'envoyer mon portrait. Je crois, malgré ces sept mois de campagne et de vie plutôt dure, n'avoir pas beaucoup changé. Au début, j'avais laissé pousser toute ma barbe, et j'avais sous le menton un petit bouc très étriqué et sur les joues des baliveaux bien espacés. Ce n'était ni beau ni propre : aussi ai-je fait tout sauter ...
   Pour la modique somme de 25 francs, prix très raisonnable, étant donnés les temps et les circonstances, un sapeur d'ici m'a confectionné une solide et superbe cantine de format réglementaire dans laquelle je loge tout mon linge et mes fournitures diverses.
   J'ai droit d'ailleurs à une cantine comme adjudant et ce n'est plus une gracieuseté qu'on me fait en me gardant pour mon petit bagage la place à laquelle j'ai droit sur la voiture du bataillon.
   J'ai fait goûter aujourd'hui, au père Laguerre, c'est le nom du vieux brave homme chez qui je suis hébergé, un peu du contenu du flacon qui était dans ton colis. Il l'a trouvé fort à son goût, et ça lui a fait plaisir. Nous liquiderons ça, à nous deux, après-midi, par petites doses en parlant du pays.
   Mes hôtes sont deux braves vieux qui ont le coeur sur la main et chez qui les soldats sont absolument en pays conquis. Je les défends, du mieux que je peux, contre certains qui sont par moment tentés d'aller un peu plus loin, et d'oublier qu'ils ne sont pas chez eux 1.
   Lui, est un vieux bougre au crâne pelé, au visage couturé de cicatrices et de rides, dont les yeux apparaissent encore derrière les paupières qui tombent comme des portes qui ferment mal. Il a un peu d'asthme et ne dort guère ; il parle peu, surtout avec les gens qu'il ne connait pas. Je commence à entrer dans ses bonnes grâces et à conquérir sa sympathie. Nous arrivons à blaguer autour d'un vieux rhum devant un bout  de feu, car il n'y a pas de poêle ici, mais simplement le foyer avec les chenets, et il ne se lève plus, pour f... le camp, quand je viens m'asseoir autour de ce foyer.
   Elle, elle est petite, vive, enjouée, causante, aimable, bien ridée aussi, mais la figure encore fraîche ; elle a dû être jolie... sous l'Empire ; c'est la meilleure femme du monde, et elle est pleine d'attentions et de prévenances pour moi. Ce brave Philippe lui a tellement bourré le crâne ! Les oeufs de ses poules sont pour moi et mon linge est lavé par elle. Nous faisons souvent la causette. Cette guerre les a ruinés, mais ça ne fait rien, elle reste serviable et bonne. Ils n'ont pas d'enfants et doivent, bien qu'économes, assez peu se soucier de laisser des restes à des neveux ou à des cousins. La maison est vieille et branlante comme eux ; on a remis à ma fenêtre des carreaux en papier et je commence à bien dormir dans mon lit.
   Voilà, mon cher petit, quelques détails sur les gens qui me touchent, j'espère qu'ils vous intéresseront. Au reste, je vous écrirai demain une autre lettre, où je vous redirai que vous êtes ma toute belle et ma toute chère."






1 - 21 février 1015. "A la maison, de B., de plus en plus sans gêne, amène une sorte de cycliste vantard et encombrant, insolent avec le père et la mère Laguerre et que je viderai au prochain repos ainsi que le tamponB..., hypocrite et sournois. Je suis obligé de mettre aussi quelques poilus à la porte. Ils en prennent trop à leur aise et traitent la maison en pays conquis. (Carnet de guerre, 1er mars.)