3 nov. 2014

Mardi 3 novembre 1914

Louis Pergaud écrit une longue lettre à son épouse :

   "Je ne sais pas comment t'arriveront mes lettres ; depuis quatre jours, rien ne nous parvient plus, et nous ne pouvons rien expédier que vaguement, sans trop savoir comment cela partira. 
   Sous prétexte d'améliorer le service et d'acheminer plus rapidement la correspondance rien ne part plus, et rien n'arrive ; C'est ridicule et odieux, car ceux qui attendent sont inquiets, et nous sommes, nous, privés à peu près de la meilleure de nos joies.
   Nous venons de passer quatre jours dans les tranchées. Aujourd'hui et demain, nous goûtons un repos 1 très relatif ; car cela n'en finit pas des revues à passer : revues d'armes, de vivres de réserve, de campement, d'outils. C'est la bringue d'autant que nous avons un capitaine braillard et brouillon qui a l'art de compliquer et d'e... tout le monde avec les meilleures intentions.
   Nous avons passé une première nuit dans les tranchées ; nuit très mouvementée, avec fusillade et fusées éclairantes des Boches, mais personne n'a été atteint. On se tire dessus un quart d'heure sans se voir et puis ça cesse, tout rentre dans le silence ; on veille, on guette, on fixe le noir ; les silhouettes des arbres s'animent, ont l'air de marcher. Qu'un chef froussard manque de sang-froid et fasse tirer sur ces imaginaires ennemis, les autres ripostent, et vlan ! ça crépite dur... La nuit d'ailleurs est occupée à aménager et pousser plus loin les tranchées, car de jour il ne faut pas faire de mouvement. Une tête de guetteur, seule, doit par endroit regarder ce qui se passe en avant, et prévenir si c'est nécessaire. Mais le Boches n'ont pas l'air de vouloir bouger : j'ai l'impression qu'ils sont peu nombreux, encore que leurs tranchées apparaissent très fortes et solidement construites.
   On reste ainsi 24 heures. A la nuit venue des camarades d'autres compagnies viennent occuper nos positions, et l'on s'en va silencieusement par les boyaux aménagés où l'on se défile, un à un, jusqu'à l'entrée du petit village de Riaville. La journée qui suit ou plutôt la nuit et la journée qui suivent se passent dans les granges des villages, tout proches villages qui sont tous les jours bombardés. A Fresne-en-Woëvre, un énorme obus est tombé sur la maison où nous étions, enfonçant un mur, nous couvrant de poussière, blessant d'ailleurs légèrement deux cuisiniers. Immédiatement on gagne les abris ou les caves aménagées, mais c'est un demi-repos qu'on goûte, mangeant vite, restant équipés tout le jour, et, à la nuit, on repart aux tranchées, et le lendemain on se repose comme précédemment sous les obus. Enfin, pour deux jours on nous emmène plus loin à Manheulles où il n'arrive que rarement quelques obus et où l'on se repose à la façon dont je t'ai parlé, au début de la lettre. On se repose tout de même, dormant bien, mangeant comme quatre, au chaud dans la paille des granges. Il y a un pouilleux, à la compagnie, qui a failli donner des poux à tout le monde. Aujourd'hui, de force, je l'ai fait décrotter par quatre hommes ; son corps n'était qu'une plaie, tellement les poux l'avaient dévoré. Nous en étions écoeurés et dégoûtés au suprême degré. Pour en revenir à notre emploi du temps, j'ai passé le dimanche de la Toussaint isolé, avec ma demi-section, en soutien des mitrailleuses à 500 mètres des Boches. J'en voyais un de temps à autre, à la jumelle, montrer sa face rougeaude.
   Ce jour de la Toussaint était adorable : les alouettes chantaient dans le soleil, les sansonnets passaient, la prairie était verte, jaune et grise, des perdrix réclamaient aux alentours. Qu'il aurait fait bon courir les champs, libre d'entraves, au lieu de rester terré comme un renard qui, de temps en temps, met le nez hors de son trou.
   J'ai écrit à Landresse hier. Le beurre du gars normand 2 m'a fichu la nostalgie de celui de là-bas et j'ai demandé au père 3 de m'expédier un quart de gruyère, autant de beurre et quelques ronds de saucisse. C'est effrayant, ce qu'on dévore. Si les camarades n'étaient pas comme moi, je croirais que j'ai le vers solitaire. Une demi-livre de chocolat et les conserves quand il y en a. Aussi, tu peux m'envoyer des provisions.
   Nous sommes de terribles dévorants et la demi-boule commence, comme aux hommes, à me paraître courte. Peut être que cela cessera. En tout cas cette maladie n'est pas grave quand on peut la soigner comme je le fais 4.
   J'espère que d'ici peu le service postal rétabli fonctionnera normalement, et que tous les quatre jours, je recevrai lettres et colis ..." 


1 -  "A Manheules. Réveil à 7 heures. Corvée de lavage à 11 heures. On lave M... et on le rechange. Un cheval agonise derrière le lavoir, levant de temps à autres une tête inquiète, affolée, puis se roulant et retombant." (Carnet de guerre, mardi 3 novembre)

2 - Le soldat Gauthier (CF lettre du 31 octobre)

3 - Au papa Duboz, son beau-père.

4 - "Hier, à la revue de vivre de réserves, un poilu venant du dépôt a avoué ingénûment s'être "gourré" et avoir mangé sa boîte de singe pour sa boîte de sardines. Un autre de la 3ème section, tapi dans son terrier, seul, a mangé toutes les sardines de l'escouade." (Carnet de guerre, jeudi 5 novembre)