4 mars 2015

Mercredi 3 mars 1915

Louis Pergaud écrit à son épouse :


   "J'ai profité de mon après-midi d'hier, pour aller faire une petite visite à mon collègue et ami Raveton, au village voisin, où se rendaient les vaguemestres. Il faisait un temps à ne pas mettre un Boche dehors : bourrasques de pluie et de neige, coups de vent, et tout ce qui caractérise les heures troubles d'avant-printemps. Malgré cela, ce ne fut pas pénible ! J'avais mon caoutchouc, et je pouvais me f... de la neige et du vent.
   La campagne ne reverdit pas vite tout de même ; c'est encore gris, avec des raies d'eau qui zèbrent les champs de lames d'argent ; les arbres non plus ne se pressent pas de bourgeonner, mais les oiseaux commencent à revenir ; il y a déjà des pinsons jolis comme des amours, quelques chardonnerets, et des bandes d'alouettes et de verdiers. Enfin, on commence à trouver des pissenlits et, presque tous les soirs, l'ordinaire s'enrichit d'une plantureuse salade dont on se pourlèche les badigoinces, comme disait feu Rabelais.
   Hier soir encore, comme je te l'avais dit, je crois, je suis allé dîner avec les officiers d'artillerie.
   La soirée a été fertile en anecdotes plaisantes et, quand nous sommes sortis à dix heures, il faisait un magnifique clair de lune dont nous avons profité, Moro et moi, pour faire une balade sur la route gelée. Nous avons beaucoup parlé de Paris et de ceux que nous connaissons, de nos relations réciproques.
   Le jeune Desthieux lui a écrit ces jours derniers ; Il y avait pour moi quelque chose de charmant. Avant tout, il priait Moro d'insister auprès de son père, pour qu'il ne permît pas qu'une "existence aussi précieuse que la mienne"  fut exposée comme elle l'avait été déjà. L'estime et l'admiration qu'il a pour mon talent est véritablement touchante, et cette sollicitude à mon égard ne l'est pas moins. Aussi, vais-je lui écrire de nouveau en l'assurant qu'il peut compter sur mon expérience et mon affection d'aîné, pour guider ses pas dans le marécage littéraire.
   Il se faut entr'aider, c'est la loi de nature, et j'espère ne pas faillir à ce devoir de reconnaissance.
   Vous voyez, mon cher petit, que tout se présente pour le mieux du monde pour calmer vos inquiétudes et vous tranquilliser ; même si je revenais momentanément comme officier dans une compagnie on veillera sur moi et il serait bien absurde que les Destins qui semblent me protéger avec tant de zèle ne persistent pas.
   En attendant, je me repose et autant qu'on peut être heureux dans cette existence de troupier en campagne, je le suis. Je lis et je dors, j'ai des camarades de l'esprit le plus distingué et le plus fin ; il ne me manque vraiment que votre présence, mon cher amour. Bien souvent quand mes yeux courent le long des lignes votre chère image vient s'interposer devant mes yeux et les mots dansent parce que le souvenir de notre bonheur passé me tourmente jusqu'au fond le plus intime de ma chair et de mon coeur."