12 mars 2015

Jeudi 11 mars 1915

Louis Pergaud écrit à Marcel Martinet * :

   "Je viens de vivre un mois comme un pacha : je veux dire que je jouissais à peu près du confort relatif qu'on peut espérer trouver en campagne : un lit, une table à peu près et pas de marmites à redouter.
   J'en ai profité pour me remettre d'aplomb ; je commençais à en avoir besoin et à filer un mauvais coton ; mais j'ai déjà dû te dire ça dans une précédente épitre.
   L'amitié de mes voisins les officiers d'artillerie m'était précieuse également, car je trouvais chez eux fort souvent un "ordinaire" très amélioré, du "pinard" en abondance et moult liqueurs plus ou moins alcooliques dont tu sais que mes amygdales semi-bourguignonnes ne font pas fi.
   Tout ça va changer un peu, car j'ai appris hier que j'étais nommé sous-lieutenant à la date du 4 mars.
   Du coup, je repars aux tranchées comme jadis, mais avec une légère amélioration à mon sort d'autrefois. Aucune de ces besognes ennuyeuses et rebutantes : revue de pieds et de sous-pieds ; un abri confortable, un brasero, un ordonnance pour décrotter mes bottes et mes effets et 400 francs par mois environ pour la période d'hiver.
   Cela vaut mieux que la solde journalière de 1,72 comme sergent ou de 3 fr.44 de "juteux".
   Ajoute à cela que la compagnie à laquelle je suis affecté, la 2e, mon ancienne compagnie, possède un maître-queux émérite, qui cuisine pour les officiers des petits plats remarquables. Par ces temps de continence forcenée où les jouissances de la gueule sont tout ce qui vous reste, tu juges combien un citoyen de ce genre est précieux pour une popote.
   Pendant le mois que je viens de passer j'ai eu pour compagnon et ami Moro-Giafferi qui est le garçon le plus serviable et le plus amusant compère que j'aie connu jusqu'ici.
   Chaque soir, au clair de lune ou par l'obscurité suropaque des nuits de Woëvre, nous faisions de longues balades digestives et philosophiques, au cours desquelles d'ailleurs nous racontions plus d'histoires salées que d'autres choses.
   Il est parti avant-hier assez gravement blessé à la suite d'une visite aux tranchées où il était allé en volontaire essayer l'emploi de certains explosifs anglais qu'il devait lancer sur les tranchées boches à 50 mètres de l'endroit où il était.
   Son départ a fait un vide et je suis presque content, encore que le temps ne soit pas ce qu'il y a de plus beau, de retourner aux tranchées pour ne pas trop m'ennuyer.
   On se rouille ici, mon vieux, j'ai à peine lu quelques bouquins durant ce mois ; j'ai à peine répondu aux lettres que je recevais ; je n'ai pas écrit une ligne bien que j'aie rapporté de V. un ample cahier cartonné sur lequel je m'étais promis de noter quelques chapitres d'un roman futur ou de jeter quelques nouvelles.
   Jusques à quand cela va-t-il durer ? On espère qu'avec les beaux jours, il y aura quelque chose ; nos poilus bien en main ont un moral excellent. Dame,ils sont nourris comme des princes et quand le ventre est plein on en fait ce qu'on en veut. Le patriotisme, au fond, c'est un peu une question de tripes à remplir.
   En attendant, on aimerait bien vider autre chose. C'est effarant ce qu'on arrive à dire par carte postale. Les époux s'embrassent à bouche que veux-tu et il paraîtrait que dans les lettres il n'est pas un mari qui ne fasse à sa femme des protestations véhémentes et d'une précision érotique inquiétante. C'est un phénomène curieux. Si jamais on entrait en Allemagne, je crois qu'il serait bien difficile d'empêcher les poilus de rendre aux Gretchen le sperme que leurs cousins ou fiancés ont semé chez nous alors qu'ils n'avaient pas les mêmes raisons d'être enragés que les nôtres.
   Que devient master Toto que ces petites considérations ne tourmentent plus ; j'ai envoyé à ma femme les dessins que tu avais faits de lui : elle les a trouvés très ressemblants et tu peux considérer comme définitif ce jugement auquel je souscris sans restrictions.
   J'espère que Grenouille va bien et qu'elle continue à faire bon ménage avec ce poilu inoffensif. Et le jeune Jean-Daniel ? Et vous deux ? J'attends une longue lettre de toi, mon cher vieux ...

Il écrit le même jour à son épouse :

   "Cette nuit, je me suis réveillé ; des souris et des rats se livraient sur le plancher de ma chambre une telle bataille et faisaient un tel potin que je croyais que le plafond ou quelque pan de mur s'écroulait.
   Un jet de lumière de ma lampe électrique a fichu les deux camps en déroute et c'était extrêmement comique cette fuite éperdue à travers la chambre et cette ruée vers les trous.
   Le chat de la maison n'y suffira pas.
   Certainement, on n'a jamais tant vu de vermine ..." 
  


* Marcel Martinet : ancien élève de l'Ecole normale supérieure, puis fonctionnaire à l'Hôtel de Ville. Poète et romancier, ami personnel de Trotsky et de Romain Rolland, il fut l'un des rares intimes de Pergaud qui aient pris une part active aux luttes politiques et sociales.