21 mars 2015

21 mars 1915

Entre autres lettres, Louis Pergaud écrit à Eugène Chatot* :

   "J'ai beaucoup à faire ces temps-ci, et nous venons de vivre deux ou trois journées inoubliables et terribles de bataille. Je n'en ai pas parlé à Delphine, sinon de façon très vague en lui laissant croire que je n'avais couru aucun danger, alors qu'au contraire, j'ai vu la mort de bien près. J'ai eu 8 hommes tués dans mon peloton, dont l'adjudant et deux sergents. Le champ de bataille avait quelque chose de grandiose et de terrible avec ses morts et ses blessés qui râlaient. De la cervelle, des caillots de sang, des mares de sang, de la boue ... Pour l'heure, je ne puis rien fixer, mais ces sacrés Boches sont de rudes soldats et terriblement fortifiés.
   Mes hommes ont été admirables. Ce qui m'embêtait le plus, c'était de me lancer à l'assaut, avec pour toute arme, ma canne, et un revolver sans cartouches. Impossible d'en trouver, et demain je puis en avoir besoin. Je prendrai un fusil comme mes hommes pour me lancer sur la tranchée boche.
   Ci une photo, que j'ai pu faire à Verdun, lors de mon passage quand j'étais adjudant. Elles sont rares. Garde-là en souvenir de moi, car je ne me fais pas d'illusion, si nous ré-attaquons, j'ai cinq chances contre une d'y laisser ma peau. Au revoir, cher vieux, fais-moi l'honneur de penser que, si j'étais un peu ému à la veille du combat, au moment de partir à la tête de mes poilus j'y allais comme à une fête et eux aussi.
   Je t'embrasse de tout mon coeur, toi, ta femme et ta gosse."


* Eugène Chatot (1880-1974) Ami d'enfance de Louis Pergaud. Il contribua énormément à entretenir la mémoire de son illustre ami. Il publia au Mercure de France en 1955, la correspondance de Louis Pergaud avec des nombreuses annotations.